Face à une montée d’attaques en ligne visant à polariser l’opinion publique à moins d’un an de la prochaine élection présidentielle, la Côte d’Ivoire fait face à des débats houleux autour de questions sociétales sensibles, comme l’homosexualité ou l’influence des communautés étrangères. Malgré les efforts des autorités ivoiriennes pour endiguer ces manipulations numériques, le phénomène persiste et s’étend, touchant désormais la communauté libanaise du pays.
Une première salve d’attaques en ligne visant les “woubis”
Fin août, des comptes pro-AES et pro-russes ont eu un effet amplificateur important, si ce n’est déclencheur, sur l’émergence de discussions en ligne autour des homosexuels, les “woubis” en nouchi, en Côte d’Ivoire. Ces comptes avaient poussé une discussion lancée sur la question par l’influenceur ivoirien Camille Makosso, qui avait suscité une forte visibilité avant que son compte soit suspendu par TikTok. Les pro-AES désignent alors la Côte d’Ivoire comme le “woubiland”, et accusent les autorités du pays de favoriser les comportements homosexuels dans la société. Le sujet est ensuite récupéré par les Ivoiriens sur les réseaux sociaux.
Cette séquence est un précédent notable : des débats d’opinion publique ivoirienne ont été en grande partie initiés par des comptes malveillants adeptes des fake news, souvent étrangers, qui se sont servis de sujets sociétaux totems dans l’objectif de déstabiliser le pays. Les discussions en ligne ont rapidement dépassé le cadre des réseaux sociaux pour donner lieu à des actions hors ligne : une manifestation a été organisée et plusieurs agressions physiques ont été relevées.
La Côte d’Ivoire, particulièrement visée par les tentatives de déstabilisation digitale
Une seconde séquence du même acabit, dont l’impact n’est – pour le moment du moins – pas aussi important que celle sur les “woubis”, qui illustre la capacité des comptes pro-russe et pro-AES à s’ingérer dans les débats publics nationaux ivoiriens, voire à les lancer. Cette dynamique pourrait s’avérer dangereuse à quelques mois de l’élection présidentielle ivoirienne, alors que la Côte d’Ivoire semble être une cible croissante des attaques en ligne venant des pays voisins.
Si les autorités ivoiriennes semblent avoir saisi l’ampleur du danger et tentent d’y faire face à travers la mise en place de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, chargée de veiller à la cybersécurité du pays, et le lancement d’une campagne “En ligne tous responsables” qui vise à sensibiliser les populations contre les fausses informations, la même mélodie semble se jouer depuis quelques jours autour d’une nouvelle cible : la communauté libanaise de Côte d’Ivoire.
La communauté libanaise en Côte d’Ivoire, nouvelle cible des pro-AES
Mi-octobre, des comptes pro-AES commencent à publier des posts critiques à l’encontre des Libanais en Côte d’Ivoire, dans un mouvement qui semble coordonné. Le Burkinabè Ibrahima Maiga, influenceur pro-junte aux 975 000 abonnés sur Facebook, soutient qu’Abidjan est un “centre majeur de soutien financier au Hamas et au Hezbollah” et décrit le fait que le Président ivoirien importerait “la guerre du Liban en Côte d’Ivoire”. Il affirme que des talkie-walkies ont mystérieusement explosé à Abidjan au même moment qu’au Liban. Esprit Africain et J’aime mon pays le Burkina Faso, deux pages Facebook administrées depuis le Burkina Faso, relaient les mêmes captures d’écran d’un article du Monde Afrique en avançant que le Mossad “exige des explications des autorités ivoiriennes [qu’il] soupçonne d’héberger des combattants du Hezbollah”.
D’autres pro-AES conspuent les positions économiques et l’influence de la communauté libanaise dans le pays. L’avatar favorable aux juntes de l’AES et adepte des fake news @DelphineSankara met en garde les Ivoiriens, en mentionnant des comptes ivoiriens influents pour s’assurer que son tweet sera lu par sa cible : “Un beau matin, vous allez vous réveiller sur votre Terre Ancestrale qui appartient désormais aux Étrangers”. Dans un post comptabilisant près de 500 000 vues, @lafriqueauxafricainns lance sur TikTok une ”alerte urgente” au sujet des réfugiés libanais qui arrivent en Côte d’Ivoire. Reprenant le pro-AES @bagouel11, le Burkinabè @LassaneZalle1 affirme que les Ivoiriens sont responsables de la situation et ajoute “bientôt les Libanais vont se charger de vous”.
Dans une vidéo largement reprise au-delà de son compte, notamment par l’Ivoirienne @aicha1212a, le Malien “Général Chico” tempête contre l’interdiction faite aux femmes africaines d’accoucher sur le sol libanais. Un sujet qui a fait réagir dans un autre pays, en pleine période électorale lui aussi : l’opposant sénégalais Tahirou Sarr promet d’interdire aux Libanaises d’accoucher au Sénégal.
Deux semaines après ses premiers posts, l’influent I. Maiga jubile, et pour cause : le sujet est passé des sphères de propagande des juntes de l’Alliance des Etats du Sahel aux sphères ivoiriennes en ligne.
Un sujet qui s’immisce dans les conversations en ligne des Ivoiriens
En quelques jours, la discussion sur la place de la communauté libanaise s’exporte au-delà de ces cercles militants pour être discutée par des Ivoiriens, avec un pic le week-end du 2 et 3 novembre, renforcée par une rumeur faisant état d’une “arrivée massive de Libanais en Côte d’Ivoire”.
Le rapatriement de Libanais en Côte d’Ivoire à la suite des bombardements israéliens au Liban suscite de l’animosité et des inquiétudes, faisant réagir des personnalités de l’opposition comme Jean Bonin Kouadio du FPI. Plusieurs comptes camerounais s’invitent dans ces discussions, certains avancent le chiffre de 250 000 immigrants libanais qui “décident d’envahir la Côte d’Ivoire” ; une statistique que remettent en question des Ivoiriens.
La situation des Ivoiriens noirs au Liban attise également la colère de ces derniers, de même que le “laisser-aller” des autorités ivoiriennes vis-à-vis des Libanais qui profiteraient en retour des largesses du pays. L’Ivoirien @choupapyziza, qui avait été prolixe pour dénoncer l’homosexualité en Côte d’Ivoire, s’emporte contre les Libanais présents dans le pays : “C’est à nous, les Noirs qui vous avons accueillis, que vous faites du mal toujours (…) il faut voir comment vous maltraitez nos sœurs chez vous au Liban” – une vidéo vue plus de 660 000 fois sur son compte TikTok, et 57 000 fois sur le compte X d’un Camerounais coutumier des attaques contre les Libanais à Abidjan. L’opposant ivoirien Hamed Koffi Zarour, du PDCI-RDA, dénonce “le manque de respect” des Libanais envers les Ivoiriens tandis que le pro-Gbagbo Zigui lance une forte charge contre la communauté et sous-entend que seul L. Gbagbo “peut faire changer tout cela”.
Plus mesuré, l’influent @gnral.ose.lorigin revendique les qualités d’accueil des Ivoiriens tout en les mettant en garde contre “l’ivoirité” et le racisme qui en découle. Il appelle les influenceurs libanais à réagir pour dénoncer les violences que font subir leurs compatriotes aux Africains. Un souhait partagé par l’Ivoirien @blackstonevevo, libanais par son père, qui affirme que “la Côte d’Ivoire a peur que cette vague d’immigrés envoie des personnes de mauvaise intention ici”. D’autres, comme Big Dahou Officiel, relaient une archive vidéo de feu F. Houphouët-Boigny qui s’exprime en 1985 au sujet de la communauté libanaise et de son impact globalement positif pour le pays.
Le compte ivoirien @le_brouteur (330K abonnés) s’essaye pour sa part à une touche d’humour, peu appréciée dans les commentaires et les citations ; certains dénonçant une “fixette” sur un “sujet inventé par les soûlards des maquis, certains xénophobes et des gens qui dénigrent la Côte d’Ivoire”.
La déclaration de l’influent C. Makosso, qui affirme à Life Magazine qu’il “préfère un Libanais qui participe à l’économie de [son] pays qu’un Ivoirien paresseux qui passe sa vie sur TikTok” et défend l’immigration des Libanais – preuve selon lui de la “stabilité de la Côte d’Ivoire” -, est dénoncée sur TikTok par @mohaaa__26. Celui-ci le soupçonne d’avoir reçu de l’argent pour soutenir les Libanais : “je sais pas tu as reçu combien mais il faut me stopper ça !”.
@89momo1, favorable au Président, dénonce les manœuvres de l’opposition qu’il accuse de “dramatiser” le sujet, après avoir manipulé le sujet des “woubis”, pour “créer un conflit ethnique en Côte d’Ivoire” et “créer la zizanie” en pleine période d’enrôlement des citoyens sur les listes électorales. Dans la même veine, l’administrateur de la page Facebook Lc communication bis 2 dénonce l’implication des militants de G. Soro et L. Gbagbo pour faire monter la polémique sur la communauté libanaise, après avoir été actifs dans l’affaire des woubis, espérant susciter la colère contre A. Ouattara.
Un buzz en chassant un autre sur les réseaux sociaux, la récente “affaire Balthasar” – du nom du Directeur général de l’Agence nationale d’investigation financière de Guinée-Équatoriale qui aurait eu des relations sexuelles, vidéos à l’appui, avec plusieurs centaines de femmes influentes dans le pays – pourrait bien calmer le débat sur les Libanais en Côte d’Ivoire. Particulièrement impliqué sur les sujets critiques envers la Côte d’Ivoire et son Président A. Ouattara, @SackoHamzaof est le créateur du compte X @silboyofficiell, “Histoires d’Afrique”, lui aussi actif sur le cas des Libanais en Côte d’Ivoire. Ce Malien pro-AES entend lutter pour maintenir ce sujet dans les discussions ivoiriennes : « restez concentrés sur l’affaire des Libanais dans votre pays. Les affaires des Balthazar, c’est un bad buzz inutile. ».
4 réponses sur “Libanais de Côte d’Ivoire, une polémique lancée par les pro-AES ?”
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